Étape par étape, renoncer à la situation
Jean-Claude Viou, formateur et coach en gestion et développement des ressources humaines*, décortique les processus en oeuvre dans un accident de parcours.
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LA FIN BRUTALE D'UNE ACTIVITÉ QUI CONSTITUAIT LE QUOTIDIEN et le métier de l'agriculteur ou de l'agricultrice constitue une étape profondément déstabilisante. En effet, alors que l'être humain a besoin psychologiquement d'attachement, le coup dur l'oblige à se détacher brusquement de ses repères habituels. Ce moment de rupture s'accompagne d'un sentiment de déséquilibre et de découragement. Des questionnements surgissent : « Pourquoi moi ? » Selon les individus, ce « coup de mou » peut se limiter à une demi-journée comme il peut durer six mois, ou plus encore. Devant le coup dur, on n'est pas égaux. C'est l'histoire personnelle de chacun qui fait la différence. « Dans les périodes de stress intense, les souvenirs rejouent inconsciemment les moments difficiles du passé, explique Jean-Claude Viou. Quelqu'un qui a déjà réussi à surmonter des moments difficiles pourra s'appuyer sur cette expérience positive. A contrario, d'autres qui ont connu dans le passé des séparations ou des pertes douloureuses, mal gérées ou insuffisamment accompagnées, auront beaucoup plus de mal à garder confiance en eux pour rebondir. »
UN PRÉLIMINAIRE : SORTIR DU « DÉNI ÉMOTIONNEL »
Après le choc, parvenir à « faire le deuil » de la situation antérieure est indispensable pour avancer. Plusieurs étapes sont nécessaires. Il s'agit d'abord de sortir du « déni émotionnel » en laissant s'exprimer l'énorme charge émotionnelle que le choc a générée en soi. Une épizootie, c'est la perte du travail génétique effectué sur le troupeau par plusieurs générations, un problème de santé ou un accident, c'est la perte d'une aptitude physique. Alors que certains franchissent cette étape en une minute, d'autres mettent des mois. Ils parlent de ce qu'ils vont faire, mais ils sont incapables de dire ce qu'ils ressentent. Après le déni, la personne peut éprouver de la colère et de la culpabilité (« si j'avais su… »). En mesurant la perte, elle peut ressentir de la tristesse, plus ou moins intensément selon le niveau et la durée de l'attachement.
APRÈS LA PERTE, UNE PHASE DE « MARCHANDAGE »
La peur de ne pas y arriver peut envahir certains : « Vais-je pouvoir redémarrer, recréer ? » Toutes ces réactions sont profondément humaines. La personne qui vit l'événement suffisamment consciemment et qui est soutenue va alors entrer dans une phase dite de « marchandage ». Si le changement est intellectuellement accepté (« Je n'ai pas le choix »), il n'est pas encore émotionnellement établi. Le deuil n'est pas fini : du regret, de l'inquiétude et de la colère peuvent encore exister. « Le marchandage est une phase inconfortable empreinte de frustration, commente Jean-Claude Viou. Pendant cette période, le risque est d'opérer un changement qui serait trop marqué par le passé. Vouloir reconstruire à l'identique ce qu'on a perdu n'est pas toujours la bonne solution. Prendre le temps de mesurer ce qui est possible ou non est important. Dans certains cas, l'entourage peut mettre en garde contre la tentation de vouloir tenter l'impossible ou l'irréalisable. Si cela peut sembler a priori plus radical, changer vraiment, repartir sur de nouvelles bases est parfois plus facile à vivre. Mais seul le résultat, c'est-à-dire la réussite du nouveau projet et la satisfaction ressentie, dira si le choix effectué était le bon. »
Ces différentes étapes qui aboutissent à l'acceptation globale de la perte et à l'idée que la situation nouvelle ne sera pas celle qu'on avait connue avant, sont incontournables pour enclencher un nouveau projet dans de bonnes conditions. Le nouveau troupeau que l'éleveur aura constitué après un gros pépin sanitaire, sera ainsi différent du précédent. A contrario, la personne qui n'aura pas réussi à faire le deuil de la situation antérieure ne pourra pas mobiliser convenablement l'énergie et les ressources qui sont en elle. Celles-ci sont momentanément bloquées par la peur, la tristesse, la colère ou le « marchandage » entre l'intellect et l'émotionnel.
Se donner soi-même la permission et le temps de ressentir ses émotions est essentiel pour se reconstruire. Ce n'est pas toujours compatible avec la gestion de l'après-coup. Trop souvent, les échéances se bousculent. Dans le cas d'un incendie, par exemple, il faut préparer le passage des experts, contacter les assurances, penser à reloger le troupeau au plus vite et dans les meilleures conditions, ce qui passe souvent par une nouvelle construction, avec un bâtiment à concevoir, un permis de construire à déposer, des artisans à contacter, des devis à établir, des démarches administratives nombreuses et variées…
« Il est important cependant de prendre du recul en sortant du cadre de l'exploitation, ne serait ce que deux demi-journées, par exemple, estime Jean-Claude Viou. Prendre soin de soi, aller voir ailleurs des personnes autres que ses pairs, sortir momentanément de la culture professionnelle, faire quelque chose de différent, visiter un musée, se faire masser chez un kinésithérapeute… Symboliquement, cela revient à lâcher prise avec ce qui a existé. »
« QU'EST-CE QUE JE VEUX VRAIMENT ? »
Essentielles, les étapes du deuil et du marchandage sont des phases difficiles à vivre pour lesquelles nous n'avons pas été éduqués. « Dans le monde agricole, en particulier, les gens n'ont pas l'habitude d'exprimer leurs peurs, leurs états d'âme et leurs émotions. On peut être un bon professionnel et être en colère ou avoir peur. Ces étapes sont incontournables pour être capables de se rattacher à une nouvelle situation et enclencher un nouveau projet. En floutant les étapes du deuil, la consommation d'anxiolytiques ou d'antidépresseurs peut aider momentanément à gérer les affects, mais attention à ce qu'ils ne soient pas qu'un emplâtre sur une jambe de bois. »
La rupture, le coup dur sont l'occasion de s'interroger sur ses motivations professionnelles. « Il est essentiel de tenir compte de plusieurs éléments, pointe le coach en ressources humaines. À quelle étape de sa vie en est-on ? De quoi a-t-on vraiment envie pour l'avenir ? Reconstruire, est-ce vraiment ce que je veux ? Quitte à repartir professionnellement, mieux vaut tenir compte de ses désirs profonds. Le projet aide à faire le deuil car c'est un acte de création. Même s'il cause certains tracas, il soulage la tristesse sur le plan émotionnel et apporte de la joie », pense Jean-Claude Viou.
Une fois le choc surmonté, l'éleveur peut être confronté à un autre problème qu'il n'avait pas anticipé : la jalousie de certains de ses voisins ou de ses pairs. Bien que solidaires, ces derniers, par exemple, peuvent avoir du mal à voir un bâtiment plus grand et plus moderne se dresser à la place d'une ancienne étable. « On ne peut pas empêcher la jalousie, estime Jean-Claude Viou. Le manque de temps, d'argent et de reconnaissance met les agriculteurs en compétition les uns avec les autres. Il faut faire avec cette situation et ce nouveau voisinage. On ne peut qu'accompagner les personnes à assumer la situation qu'ils rencontrent. »
* Basé à Feurs (Loire), Jean-Claude Viou accompagne depuis quatorze ans des agriculteurs de Rhône-Alpes, notamment dans les changements professionnels, individuellement ou en groupe, toutes productions confondues.
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